Les premiers voyages
Les premiers voyages
"Pour l'enfant amoureux de cartes et d'estampes".
Charles Baudelaire.
"Tu songes, ô guerrière, aux vieux conquistadors!"
Jos Maria de Herdia
Quand mon fils est penché sur une mappemonde
Ou copie en jouant les pages d'un atlas,
Lorsqu'il dessine un golfe avec sa main si ronde
Alors que je lui parle, il ne me répond pas.
Mais d'un air étonné, d'un air lointain, il lève
Sa tête aux cheveux noirs, et je vois ses grands yeux
Tout pleins de ces désirs possessifs et du rêve
Dont se sont autrefois enivrés ses aïeux.
Ces yeux-là, les avait le Fondateur de ville
Barbare conquérant et rude messager,
Quand il quitta Carthagène et son port tranquille
Et son Espagne jaune et ses chauds orangers;
Ces yeux-là, les avait notre aïeul chimérique,
Sombres yeux que le jour crible de feux dorés...
Fils, tes yeux verront-ils dans une autre Amérique
L'Ile où sont endormis les bonheurs ignorés?
Imaginaire et pure, et neuve caravelle
Dont la joie et l'amour seraient la cargaison
Verront-ils toute ardeur, ouvrant sa plus grande aile,
Peu à peu disparaître au fond de l'horizon?
Tes rêves mourront-ils, comme ce vieux cacique
Dont le front rouge avait la couleur du soleil?
Et verras-tu finir tel qu'un peuple héroïque,
Ton espoir, ô mon fils, à mon espoir pareil?
Va! si ton nouveau monde est déjà tout en cendre,
Si la rive n'a plus que des spectres de fleurs,
Si des mots étrangers veulent encor t'apprendre
Qu'on n'exauce jamais tout le voeu de son coeur,
Ne pleure pas. Revois cette tour solitaire
Dont l'ancêtre guerrier illustra son blason
Et sachant que, toujours, les choses de la terre
Offrent dans leur désir déjà leur trahison,
Fort de l'orgueil et du feu pur de tes yeux sombres,
Malgré tout ce qui leurre et qui fuit et qui ment,
Fais monter, fais grandir, même sur des décombres,
La tour, la tour sans fin, du recommencement.
Les Poésies, 1931.